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LA
PRISE DE LA
BASTILLE (1789)
Un
très-petit espace sépare Paris de Versailles, et l'on
peut le franchir plusieurs fois en un jour. Toutes les agitations de
Paris se
faisaient donc ressentir immédiatement à Versailles, à la cour et dans
l'Assemblée. Paris offrait alors un spectacle nouveau et
extraordinaire. Les
électeurs, réunis en soixante districts, n'avaient pas voulu se séparer
après
les élections, et étaient demeurés assemblés, soit pour donner des
instructions
à leurs députés, soit par ce besoin de se réunir, de s'agiter, qui est
toujours
dans le cœur des hommes, et qui éclate avec d'autant plus de violence
qu'il a
été plus longtemps comprimé. Ils avaient eu le même sort que
l'Assemblée
nationale : le lieu de leurs séances ayant été fermé, ils s'étaient
rendus dans
un autre; enfin ils avaient obtenu l'ouverture de l'Hôtel de ville, et
là ils
continuaient de se réunir et de correspondre avec leurs députés. Ils
n'existait
point encore de feuilles publiques rendant compte des séances de
l'Assemblée
nationale; on avait besoin de se rapprocher pour s'entretenir et
s'instruire
des événements. Le jardin du Palais-Royal était le lieu des plus
fréquents
rassemblements. Ce magnifique jardin, entouré des plus riches magasins
de
l'Europe, et formant une dépendance du
palais du duc d'Orléans, était le rendez-vous des étrangers, des
débauchés, des
oisifs, et surtout des plus grands agitateurs. Les discours les plus
hardis
étaient proférés dans les cafés ou dans le jardin même. On voyait un
orateur
monter sur une table, et, réunissant la foule autour de lui, l'exciter
par les
paroles les plus violentes, paroles toujours impunies, car la multitude
régnait
là en souveraine. Des hommes qu'on supposait dévoués au duc d'Orléans
s'y
montraient des plus ardents. Les richesses de ce prince, ses
prodigalités
connues, ses emprunts énormes, son voisinage, son ambition, quoique
vague, tout
a dû le faire accuser. L'histoire, sans désigner aucun nom, peut
assurer du
moins que l'or a été répandu. Si la partie saine de la nation voulait
ardemment
la liberté, si la multitude inquiète et souffrante voulait s'agiter et
faire
son sort meilleur, il y a eu aussi des instigateurs qui ont quelques
fois
excité cette multitude et dirigé peut-être quelques-uns de ses coups.
Du reste,
cette influence n'est point à compter parmi les causes de la
révolution, car ce
n'est pas avec un peu d'or et des manœuvres secrètes qu'on ébranle une
nation
de vingt-cinq millions d'hommes (et femmes).
Une
occasion de troubles se présenta bientôt. Les gardes françaises,
troupe d'élite destinées à composer la garde du roi, étaient à Paris.
Quatre
compagnies se détachaient alternativement et venaient faire leur
service à
Versailles. Outre la sévérité barbare de la nouvelle discipline, ces
troupes
avaient encore à craindre de celle de leur nouveau colonel. Dans le
pillage de
la maison Réveillon, elles avaient bien montré quelques acharnement
contre le
peuple; mais plus tard elles en avaient éprouvé du regret, et, mêlées
tous les
jours à lui, elles avaient cédé à ses séductions. D'ailleurs, soldats
et
sous-officiers sentaient que toute carrière leur était fermée; ils
étaient blessés
de voir leurs jeunes officiers ne faire presque aucun service, ne
figurer que
les jours de parade, et, après les revues, ne pas même accompagner le
régiment
dans les casernes. Il y avait là comme ailleurs un Tiers-Etat qui
suffisait à
tout et ne profitait de rien. L'indiscipline se manifesta, et quelques
soldats
furent enfermés à l'Abbaye.
On
se réunit au Palais-Royal en criant : A l'Abbaye ! La
multitude y courut aussitôt. Les portes en
furent enfoncées, et l'on conduisit en triomphe les soldats qu'on
venait d'en
arracher (30 juin). Tandis que le peuple les gardait au Palais-Royal,
une autre
lettre fut écrite à l'Assemblée pour demander leur liberté. Placée
entre le
peuple d'une part, et le gouvernement de l'autre, qui était suspect,
puisqu'il
allait agir dans sa propre cause, l'Assemblée ne pouvait pas manquer
d'intervenir, et de commettre un empiétement en se mêlant à la police
publique.
Prenant une résolution tout à la fois adroite et sage, elle exprima aux
Parisiens ses vœux pour le maintien du bon ordre, leur recommanda de ne
pas le
troubler, et en même temps elle envoya, comme un moyen infaillible de
rétablir
la concorde et la paix. Le roi, touché de la modération de l'Assemblée,
promit
sa clémence quand l'ordre serait rétabli. Les gardes françaises furent
sur-le-champ replacés dans les prisons, et une grâce du roi les en fit
aussitôt
sortir.
Tout allait bien
jusque-là; mais la noblesse, en se réunissant aux deux ordres, avait
cédé avec
regret, et sur la promesse que sa réunion serait de courte durée. Elle
s'assemblait tout les jours encore et protestait contre les travaux de
l'Assemblée nationale; ses réunions étaient progressivement moins
nombreuses;
le 3 juillet, on avait compté 138 membres présents; le 10, ils
n'étaient plus
que 93, et le 11, 80. Cependant les plus obstinés avaient persisté, et
le 11
ils avaient résolu une protestation que les événements postérieurs les
empêchèrent de rédiger. La cour, de son côté, n'avait
pas cédé sans regret et sans projet. Revenue
de son effroi après la séance du 23 juin, elle avait voulu la réunion
générale
pour entraver la marche de l'Assemblée au moyen des nobles, et dans
l'espérance
de la dissoudre bientôt de vive force. Necker n'avait conservé que pour
couvrir
par sa présence les trames secrètes qu'on ourdissait. A une certaine
agitation,
à la réserve dont on usait envers lui, il se doutait d'une grande
machination.
Le roi même n'était pas instruit de tout, et l'on se proposait sans
doute
d'aller plus loin qu'il ne voulait. Necker, qui croyait que toute
l'action d'un
homme d'Etat devait se borner à raisonner, et qui avait tout juste la
force
nécessaire pour faire des représentations, en faisait inutilement. Uni
avec
Mounier, Lally-Tollendal et Clermont-Tonnerre, ils méditaient tous
ensemble
l'établissement de la Constitution anglaise. Pendant ce temps la cour
poursuivait des préparatifs secrets; et les députés nobles ayant voulu
se
retirer, on les retint en leur parlant d'un événement prochain.
Des
troupes s'approchaient; le vieux maréchal de Broglie en
avait reçu le commandement général, et le baron de Besenval avait reçu
le
commandement particulier de celles qui environnaient Paris. Quinze
régiments,
la plupart étrangers, étaient aux environs de la capitale. La jactance
des
courtisans révélait le danger, et les conspirateurs, trop prompts à
menacer,
compromettaient ainsi leurs projets. Les députés populaires, instruits,
non pas
de tous les détails d'un plan qui n'était pas connu encore en entier,
et que le
roi lui-même n'a connu qu'en partie, mais qui certainement faisait
craindre
l'emploi de la violence, les députés populaires étaient irrités et
songeaient
aux moyens de résistance. On ignore et l'on ignorera probablement
toujours
quelle a été la part des moyens secrets dans l'insurrection du 14
juillet; mais
peu importe : l'aristocratie conspirait, le parti populaire pouvait
bien
conspirer aussi. Les moyens employés étant les mêmes, reste la justice
de la
cause, et la justice n'était pas pour ceux qui voulaient revenir sur la
réunion
des trois ordres, dissoudre la représentation nationale, et sévir
contre ses
plus courageux députés.
Mirabeau
pensa que le plus sûr moyen d'intimider le
pouvoir, c'était de le réduire à discuter publiquement les mesures
qu'on lui
voyait prendre. Il fallait pour cela les dénoncer ouvertement. S'il
hésitait à
répondre, s'il éludait, il était jugé; la nation était avertie et
soulevée.
Mirabeau
fait suspendre les travaux de la Constitution, et
propose de demander au roi le renvoi des troupes. Il même dans ses
paroles le
respect pour le monarque aux reproches les plus sévères pour le
gouvernement.
Il dit que tous les jours des troupes nouvelles s'avancent; et que tous
les
passages sont interceptés; que les ponts, les promenades sont changés
en postes
militaires; que des faits publics et cachés, des ordres et des
contre-ordres
précipités frappent tous les yeux et annoncent la guerre. Ajoutant à
ces faits
des reproches amers : " On montre,
dit-il, plus de soldats menaçants à la nation qu'une invasion de
l'ennemi n'en
rencontrerait peut-être, et mille fois plus du moins qu'on n'en a pu
réunir
pour secourir des amis martyrs de leur fidélité, et surtout pour
conserver
cette alliance des Hollandais, si précieuse, si chèrement conquise et
si
honteusement perdue."
Son
discours est aussitôt couvert d'applaudissements, l'adresse qu'il
propose est
adoptée. Seulement, comme en invoquant le renvoi des troupes il avait
demandé
qu'on les remplaçât par des gardes bourgeoises, cet article est
supprimé;
l'adresse est votée à l'unanimité moins quatre voix. Dans cette
adresse,
demeurée célèbre, qu'il n'a, dit-on, point écrite, mais dont il avait
fourni
toutes les idées à un de ses amis, Mirabeau prévoyait presque tout ce
qui
allait arriver : l'explosion de la multitude et la défection des
troupes par
leur rapprochement avec les citoyens. Aussi adroit qu'audacieux, il
osait
assurer au roi que ses promesses ne seraient point vaines : " Vous nous avez appelés, lui disait-il, pour
régénérer le royaume; vos vœux seront accomplis, malgré les pièges, les
difficultés, les périls... etc."
L'adresse
fut présentée par une députation de vingt-quatre
membres. Le roi, ne voulant pas s'exprimer, répondit que ce
rassemblement de
troupes n'avait d'autre objet que le maintien de la tranquillité
publique, et
la protection due à l'Assemblée; qu'au surplus, si celle-ci avait
encore des
craintes, il la transférerait à Soissons ou à Noyon, et que lui-même se
rendrait à Compiègne.
L'Assemblée
ne pouvait se contenter d'une pareille réponse,
surtout de l'offre de l'éloignement de la capitale pour la placer entre
deux
camps. Le comte de Grillon proposa de s'en fier à la parole d'un roi
honnête
homme. " La parole d'un roi honnête
homme, reprit Mirabeau, est un mauvais garant de la conduite de son
ministère;
notre confiance aveugle dans nos rois nous a perdus; nous avons demandé
la
retraite des troupes, et non à fuir devant elles; il faut insister
encore, et
sans relâche."
Cette
opinion ne fut point appuyée. Mirabeau insistait
assez sur les moyens ouverts, pour qu'on lui pardonnât les machinations
secrètes, s'il est vrai qu'elles aient été employées.
C'était
le 11 juillet; Necker avait dit plusieurs fois au
roi que si ses services lui déplaisaient, il se retirerait avec
soumission.
" Je prends votre parole, "
avait répondu le roi. Le 11 au soir, Necker reçut un billet où Louis
XVI le
sommait de tenir sa parole, le pressait de partir, et ajoutait qu'il
comptait
assez sur lui pour espérer qu'il cacherait son départ à tout le monde.
Necker,
justifiant alors l'honorable confiance du monarque, part sans avertir
sa
société, ni même sa fille, et se trouve quelques heures fort loin de
Versailles. Le 12 juillet était un dimanche. Le bruit se répandit à
Paris que
Necker avait été renvoyé, ainsi que MM. de Montmorin, de La Luzerne, de
Puységur et de Saint-Priest. On annonçait, pour les remplacer, MM. de
Breteuil,
de La Vauguyon, de Broglie, Foulon et Damécourt, presque tous connus
pour leur
opposition à la cause populaire. L'alarme se répand dans Paris. On se
rend au
Palais-Royal. Un jeune homme, connu depuis par son exaltation
républicaine, né
avec une âme tendre, mais bouillante, Camille Desmoulins monte sur une
table,
montre des pistolets en criant aux armes, arrache une feuille d'arbre
dont il
fait une cocarde, et engage tout le monde à l'imiter. Les arbres sont
aussitôt
dépouillés, et l'on se rend dans un musée renfermant des bustes en
cire. On
s'empare de ceux de Necker et du duc d'Orléans, menacé, disait-on, de
l'exil,
et l'on se répand ensuite dans les quartiers de Paris. Cette foule
parcourait
la rue Saint-Honoré, lorsqu'elle rencontre, vers la place Vendôme, un
détachement de Royal-Allemand qui fond sur elle, blesse plusieurs
personnes,
et entre autres un soldat des gardes
françaises. Ces derniers, tout disposés pour le peuple et contre le
Royal-Allemand, avec lequel ils avaient eu une rixe les jours
précédents,
étaient casernés près de la place Louis XV; ils font feu sur
Royal-Allemand. Le
prince de Lambesc, qui commandait ce régiment, se replie aussitôt sur
le jardin
des Tuileries, charge la foule paisible qui s'y promenait, tue un
vieillard au
milieu de la confusion, et fait évacuer le jardin. Pendant ce temps,
les
troupes qui environnaient Paris se concentrent sur le Champ-de-Mars et
la place
Louis XV. La terreur alors n'a plus de bornes et se change en fureur.
On se
répand dans la ville en criant aux armes. La multitude court à
l'Hôtel-de-Ville
pour en demander. Les électeurs composant l'assemblée générale y
étaient
réunis. Ils livrent les armes qu'ils ne pouvaient plus refuser, et
qu'on
pillait déjà à l'instant où ils se décidaient à les accorder. Ces
électeurs
composaient en ce moment la seule autorité établie. Privés de tout
pouvoir
actif, ils prennent ceux que la circonstance exigeait, et ordonnent la
convocation des districts. Tous les citoyens s'y rendent pour aviser
aux moyens
de se préserver à la fois de la fureur de la multitude et de l'attaque
des
troupes royales. Pendant la nuit, le peuple, qui court toujours à ce
qui l'intéresse,
force et brûle les barrières, disperse les commis, et rend toutes les
entrées
libres. Les boutiques des armuriers sont pillées. Ces brigands déjà
signalés
cher Réveillon, et qu'on vit dans toutes les occasions sortir comme de
dessous
terre, reparaissent armés de piques et de bâtons, et répandent
l'épouvante. Ces
événements avaient eu lieu pendant la journée du dimanche 12 juillet,
et dans
la nuit du dimanche au lundi 13. Dans la matinée de lundi, les
électeurs,
toujours réunis à l'Hôtel-de-Ville, croient devoir donner une forme
plus légale
à leur autorité; ils appellent, en conséquence, le prévôt des
marchands,
administrateur ordinaire de la cité. Celui-ci consent à céder que sur
une
réquisition en forme. On le requiert en effet, et on lui adjoint un
certain
nombre d'électeurs; on compose ainsi une municipalité revêtue de tous
les
pouvoirs. Cette municipalité mande auprès d'elle le lieutenant de
police, et
rédige en quelques heures un plan d'armement pour la milice bourgeoise.
Cette
milice devait-être composée de quarante-huit mille
hommes, fournis par les districts. Le signe distinctif devait être, au
lieu de
la cocarde verte, la cocarde parisienne, rouge et bleue. Tout homme
surpris en
armes et avec cette cocarde, sans avoir été enrôlé par son district
dans la
garde bourgeoise, devait être arrêté, désarmé et puni. Telle fut la
première
origine des gardes nationales. Ce plan fut adopté par tous les
districts, qui
se hâtèrent de le mettre à exécution. Dans le courant de la même
matinée, le
peuple avait dévasté la maison de Saint-Lazare pour y chercher des
grains; ils
avaient forcé le Garde-Meuble pour y prendre des armes, et en avait
exhumé des
armures antiques dont il s'était revêtu. On voyait la foule, portant
des
casques et des piques, inonder la ville. Le peuple se montrait
maintenant
ennemi du pillage; avec sa mobilité ordinaire, il affectait le
désintéressement, il respectait l'or, ne prenait que les armes, et
arrêtait
lui-même les brigands. Les gardes françaises et les milices du guet
avaient
offert leurs services, et on les avait enrôlés dans la garde bourgeoise.
On
demandait toujours des armes à grands cris. Le prévôt
Flesselles, qui d'abord avait résisté à ses concitoyens, se montrait
zélé
maintenant, et promettait 12.000 fusils pour le jour même, davantage
pour les
jours suivants. Il prétendait avoir fait un marché avec un armurier
inconnu. La
chose paraissait s'être écoulé. Cependant le soir étant arrivé, les
caisses
d'artillerie annoncées par Flesselles sont conduites à l'Hôtel-de-Ville
de
Paris; on les ouvre, et on les trouve pleines de vieux linges. A cette
vue, la
multitude s'indigne contre le prévôt, qui dit avoir été trompé. Pour
l'apaiser,
il la dirige vers les Chartreux, en assurant qu'elle y trouvera des
armes. Les
Chartreux étonnés reçoivent cette foule furieuse, l'introduisent dans
leur
retraite, et parviennent à la convaincre qu'ils ne possédaient rien de
ce
qu'avait annoncé le prévôt.
Le
peuple, plus irrité que jamais, revient en criant à la
trahison. Pour le satisfaire, on ordonne la fabrication de cinquante
mille
piques. Des poudres destinées pour Versailles descendaient la seine sur
des
bateaux; on s'en empare, et un électeur en fait la distribution au
milieu des
plus grands dangers.
Une
horrible confusion régnait à cet Hôtel-de-Ville, siège
des autorités, quartier-général de la milice, et centre de toutes les
opérations.
Il fallait à la fois y pourvoir à la sûreté extérieur menacée par la
cour, à la
sûreté intérieur menacée par les brigands; il fallait à chaque instant
calmer
les soupçons du peuple, qui se croyait trahi, et sauver de sa fureur
ceux qui
excitaient sa défiance. On voyait là des voitures arrêtées, des convois
interceptés,
des voyageurs attendant la permission de continuer leur route. Pendant
la nuit,
l'Hôtel-de-Ville fut encore une fois menacé par les brigands; un
électeur, le
courageux Moreau de Saint-Méry, chargé d'y veiller, fit apporter des
barils de
poudre, et menaça de la faire sauter. Les brigands s'éloignèrent à
cette vue.
Pendant ce temps, les citoyens retirés chez eux se tenaient prêts à
tous les
genres d'attaque; ils avaient dépavé les rues, ouvert des tranchées, et
pris
tous les moyens de résister à un siège.
Pendant
ces troubles de la capitale, la consternation
régnait à l'Assemblée. Elle s'était formée le 13 au matin, alarmée des
événements qui se préparaient, et ignorant encore ce qui s'était passé
à Paris.
Le député Mounier s'élève le premier contre le renvoi des ministres.
Lally-Tollendal lui succède à la tribune, fait un magnifique éloge de
Necker,
et tous deux s'unissent pour proposer une adresse dans laquelle on
demandera au
roi le rappel des ministres disgraciés. Un député de la noblesse, M. de
Virieu,
propose même de confirmer les arrêtés du 17 juin par un nouveau
serment. M. de
Clermont-Tonnerre s'oppose à cette proposition, comme inutile, et,
rappelant
les engagements déjà pris par l'Assemblée, s'écrie : " La
Constitution sera, ou "nous ne serons plus !." La
discussion s'était déjà prolongée, lorsqu'on apprend les troubles de
Paris
pendant la matinée du 13, et les malheurs dont la capitale était
menacée, entre
des Français indisciplinés qui, selon l'expression du duc de La
Rochefoucauld,
n'était dans la main de personne, et des étrangers disciplinés, qui
était dans
la main du despotisme. On arrête aussitôt d'envoyer une députation au
roi, pour
lui peindre la désolation de la capitale, et le supplier d'ordonner le
renvoi
des troupes d'établissement des gardes bourgeoises. Le roi fait une
réponse
froide et tranquille qui ne s'accordait pas avec son cœur, et répète
que Paris
ne pouvait pas se garder. L'Assemblée alors, s'élevant au plus noble
courage,
rend un arrêté mémorable dans lequel elle insiste sur le renvoi des
troupes et
sur l'établissement des gardes bourgeoises, déclare les ministres et
tous les
agents du pouvoir responsables, fait peser sur les conseils du roi, de
quelque
rang qu'ils puissent être, la responsabilité des malheurs qui se
préparent;
consolide la dette publique, défend de prononcer le nom infâme de
banqueroute,
persiste dans ses précédents arrêtés, et ordonne au président
d'exprimer ses
regrets à M. Necker ainsi qu'aux autres ministres. Après ces mesures
pleines
d'énergie et de prudence, l'Assemblée, pour préserver ses membres de
toute
violence personnelle, se déclare en permanence, et nomme M. de
Lafayette vice
président, pour soulager le respectable archevêque de Vienne, à qui son
âge ne
permettait pas de siéger jour et nuit.
La
nuit du 13 au 14 s'écoula ainsi au milieu du trouble et
des alarmes. A chaque instant, des nouvelles funestes étaient données
et
contredites; on ne connaissait pas tous les projets de la cour, mais on
savait
que plusieurs députés étaient menacés, que la violence allait être
employée
contre Paris et les membres les plus signalés de l'Assemblée. Suspendue
un
instant, la séance fut reprise à cinq heures du matin, 14 juillet.
L'Assemblée,
avec un calme imposant, reprit les travaux de la Constitution, discuta
avec
beaucoup de justesse les moyens d'en accélérer l'exécution et de la
conduire
avec prudence. Un comité fut nommé pour préparer les questions; il se
composait
de MM. l'évêque d'Autun, l'archevêque de Bordeaux, Lally,
Clermont-Tonnerre,
Mounier, Sieyès, Chapelier et Bergasse. La matinée s'écoula : on
apprenait des
nouvelles toujours plus sinistres; le roi disait-on, devait partir dans
la
nuit, et l'Assemblée rester livrée à plusieurs régiments étrangers.
Dans ce
moment, on venait de voir les princes, la duchesse de Polignac et la reine, se promenant à l'Orangerie,
flattant les officiers et les soldats, et leur faisant distribuer des
rafraîchissements.
Il paraît qu'un grand dessein était conçu pour la nuit du 14 au 15, que
Paris
devait être attaqué sur sept points, le Palais-Royal enveloppé,
l'Assemblée
dissoute, et la déclaration du 23 juin portée au Parlement; qu'enfin il
devait
être pourvu aux besoins du trésor par la banqueroute et les billets
d'Etat. Il
est certain que les commandants des troupes avaient reçu l'ordre de
s'avancer
du 14 au 15, que les billets d'Etat avaient été fabriqués, que les
casernes des
Suisses étaient pleines de munitions, et que le gouverneur de la
Bastille avait
déménagé, ne laissant dans la place que quelques meubles
indispensables. Dans
l'après-midi les terreurs de l'Assemblée redoublèrent; on venait de
voir passer
le prince de Lambesc à toute bride; on entendait le bruit du canon, et
on
appliquait l'oreille à terre pour saisir les moindres bruits. Mirabeau
proposa
alors de suspendre toute discussion, et d'envoyer une seconde
députation au
roi. La députation partit aussitôt pour faire de nouvelles instances.
Dans ce
moment deux membres de l'Assemblée, venant de Paris en toute hâte,
assurèrent
qu'on s'y égorgeait; l'un d'eux attesta qu'il avait vu un
cadavre décapité et revêtu de noir. La nuit
commençait à se faire; on annonça l'arrivée de deux électeurs. Le plus
profond
silence régnait dans la salle; on entendait le bruit de leurs pas dans
l'obscurité, et l'on apprit de leur bouche que la Bastille était
attaquée, que
le canon avait tiré, que le sang coulait, et qu'on était menacé des
plus
affreux malheurs. Aussitôt une nouvelle députation fut envoyée avant le
retour
de la précédente. Tandis qu'elle partait, la première arrivait et
rapportait la
réponse du roi. Le roi avait ordonné, disait-il, l'éloignement des
troupes
campées au Champ-de-Mars, et, ayant appris la formation de la garde
bourgeoise,
il avait nommé des officiers pour la commander.
A
l'arrivée de la seconde députation, le roi, toujours plus
troublé, lui dit : " Messieurs, vous
déchirez mon cœur de plus en plus par ce récit que vous me faites des
malheurs
de Paris. Il n'est pas possible que les ordres donnés aux troupes en
soient la
cause." On n'avait obtenu encore que l'éloignement de l'armée. Il
était deux heures après minuit. On répondit à la ville de Paris " que
deux
députations avaient été envoyées, et que les instances seraient
renouvelées le
lendemain, jusqu'à ce qu'elles eussent obtenu le succès qu'on avait
droit
d'attendre du cœur du roi lorsque des impressions étrangères n'en
arrêtaient
plus les mouvements." La séance fut un moment suspendue, et l'on apprit
le
soir les événements de la journée du 14.
Le
peuple, dès la nuit du 13, s'était porté vers la
Bastille; quelques coups de fusil avaient été tirés, et il paraît que
les
instigateurs avaient proféré plusieurs fois le cri : " A la Bastille !
à
la Bastille ! ......
A
suivre...
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