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LA
PRISE DE LA
BASTILLE (1789)
Un
très-petit espace sépare Paris de Versailles, et l'on
peut le franchir plusieurs fois en un jour. Toutes les agitations de
Paris se
faisaient donc ressentir immédiatement à Versailles, à la cour et dans
l'Assemblée. Paris offrait alors un spectacle nouveau et
extraordinaire. Les
électeurs, réunis en soixante districts, n'avaient pas voulu se séparer
après
les élections, et étaient demeurés assemblés, soit pour donner des
instructions
à leurs députés, soit par ce besoin de se réunir, de s'agiter, qui est
toujours
dans le cœur des hommes, et qui éclate avec d'autant plus de violence
qu'il a
été plus longtemps comprimé. Ils avaient eu le même sort que
l'Assemblée
nationale : le lieu de leurs séances ayant été fermé, ils s'étaient
rendus dans
un autre; enfin ils avaient obtenu l'ouverture de l'Hôtel de ville, et
là ils
continuaient de se réunir et de correspondre avec leurs députés. Ils
n'existait
point encore de feuilles publiques rendant compte des séances de
l'Assemblée
nationale; on avait besoin de se rapprocher pour s'entretenir et
s'instruire
des événements. Le jardin du Palais-Royal était le lieu des plus
fréquents
rassemblements. Ce magnifique jardin, entouré des plus riches magasins
de
l'Europe, et formant une dépendance du
palais du duc d'Orléans, était le rendez-vous des étrangers, des
débauchés, des
oisifs, et surtout des plus grands agitateurs. Les discours les plus
hardis
étaient proférés dans les cafés ou dans le jardin même. On voyait un
orateur
monter sur une table, et, réunissant la foule autour de lui, l'exciter
par les
paroles les plus violentes, paroles toujours impunies, car la multitude
régnait
là en souveraine. Des hommes qu'on supposait dévoués au duc d'Orléans
s'y
montraient des plus ardents. Les richesses de ce prince, ses
prodigalités
connues, ses emprunts énormes, son voisinage, son ambition, quoique
vague, tout
a dû le faire accuser. L'histoire, sans désigner aucun nom, peut
assurer du
moins que l'or a été répandu. Si la partie saine de la nation voulait
ardemment
la liberté, si la multitude inquiète et souffrante voulait s'agiter et
faire
son sort meilleur, il y a eu aussi des instigateurs qui ont quelques
fois
excité cette multitude et dirigé peut-être quelques-uns de ses coups.
Du reste,
cette influence n'est point à compter parmi les causes de la
révolution, car ce
n'est pas avec un peu d'or et des manœuvres secrètes qu'on ébranle une
nation
de vingt-cinq millions d'hommes (et femmes).
Une
occasion de troubles se présenta bientôt. Les gardes françaises,
troupe d'élite destinées à composer la garde du roi, étaient à Paris.
Quatre
compagnies se détachaient alternativement et venaient faire leur
service à
Versailles. Outre la sévérité barbare de la nouvelle discipline, ces
troupes
avaient encore à craindre de celle de leur nouveau colonel. Dans le
pillage de
la maison Réveillon, elles avaient bien montré quelques acharnement
contre le
peuple; mais plus tard elles en avaient éprouvé du regret, et, mêlées
tous les
jours à lui, elles avaient cédé à ses séductions. D'ailleurs, soldats
et
sous-officiers sentaient que toute carrière leur était fermée; ils
étaient blessés
de voir leurs jeunes officiers ne faire presque aucun service, ne
figurer que
les jours de parade, et, après les revues, ne pas même accompagner le
régiment
dans les casernes. Il y avait là comme ailleurs un Tiers-Etat qui
suffisait à
tout et ne profitait de rien. L'indiscipline se manifesta, et quelques
soldats
furent enfermés à l'Abbaye.
On
se réunit au Palais-Royal en criant : A l'Abbaye ! La
multitude y courut aussitôt. Les portes en
furent enfoncées, et l'on conduisit en triomphe les soldats qu'on
venait d'en
arracher (30 juin). Tandis que le peuple les gardait au Palais-Royal,
une autre
lettre fut écrite à l'Assemblée pour demander leur liberté. Placée
entre le
peuple d'une part, et le gouvernement de l'autre, qui était suspect,
puisqu'il
allait agir dans sa propre cause, l'Assemblée ne pouvait pas manquer
d'intervenir, et de commettre un empiétement en se mêlant à la police
publique.
Prenant une résolution tout à la fois adroite et sage, elle exprima aux
Parisiens ses vœux pour le maintien du bon ordre, leur recommanda de ne
pas le
troubler, et en même temps elle envoya, comme un moyen infaillible de
rétablir
la concorde et la paix. Le roi, touché de la modération de l'Assemblée,
promit
sa clémence quand l'ordre serait rétabli. Les gardes françaises furent
sur-le-champ replacés dans les prisons, et une grâce du roi les en fit
aussitôt
sortir.
Tout allait bien
jusque-là; mais la noblesse, en se réunissant aux deux ordres, avait
cédé avec
regret, et sur la promesse que sa réunion serait de courte durée. Elle
s'assemblait tout les jours encore et protestait contre les travaux de
l'Assemblée nationale; ses réunions étaient progressivement moins
nombreuses;
le 3 juillet, on avait compté 138 membres présents; le 10, ils
n'étaient plus
que 93, et le 11, 80. Cependant les plus obstinés avaient persisté, et
le 11
ils avaient résolu une protestation que les événements postérieurs les
empêchèrent de rédiger. La cour, de son côté, n'avait
pas cédé sans regret et sans projet. Revenue
de son effroi après la séance du 23 juin, elle avait voulu la réunion
générale
pour entraver la marche de l'Assemblée au moyen des nobles, et dans
l'espérance
de la dissoudre bientôt de vive force. Necker n'avait conservé que pour
couvrir
par sa présence les trames secrètes qu'on ourdissait. A une certaine
agitation,
à la réserve dont on usait envers lui, il se doutait d'une grande
machination.
Le roi même n'était pas instruit de tout, et l'on se proposait sans
doute
d'aller plus loin qu'il ne voulait. Necker, qui croyait que toute
l'action d'un
homme d'Etat devait se borner à raisonner, et qui avait tout juste la
force
nécessaire pour faire des représentations, en faisait inutilement. Uni
avec
Mounier, Lally-Tollendal et Clermont-Tonnerre, ils méditaient tous
ensemble
l'établissement de la Constitution anglaise. Pendant ce temps la cour
poursuivait des préparatifs secrets; et les députés nobles ayant voulu
se
retirer, on les retint en leur parlant d'un événement prochain.
Des
troupes s'approchaient; le vieux maréchal de Broglie en
avait reçu le commandement général, et le baron de Besenval avait reçu
le
commandement particulier de celles qui environnaient Paris. Quinze
régiments,
la plupart étrangers, étaient aux environs de la capitale. La jactance
des
courtisans révélait le danger, et les conspirateurs, trop prompts à
menacer,
compromettaient ainsi leurs projets. Les députés populaires, instruits,
non pas
de tous les détails d'un plan qui n'était pas connu encore en entier,
et que le
roi lui-même n'a connu qu'en partie, mais qui certainement faisait
craindre
l'emploi de la violence, les députés populaires étaient irrités et
songeaient
aux moyens de résistance. On ignore et l'on ignorera probablement
toujours
quelle a été la part des moyens secrets dans l'insurrection du 14
juillet; mais
peu importe : l'aristocratie conspirait, le parti populaire pouvait
bien
conspirer aussi. Les moyens employés étant les mêmes, reste la justice
de la
cause, et la justice n'était pas pour ceux qui voulaient revenir sur la
réunion
des trois ordres, dissoudre la représentation nationale, et sévir
contre ses
plus courageux députés.
Mirabeau
pensa que le plus sûr moyen d'intimider le
pouvoir, c'était de le réduire à discuter publiquement les mesures
qu'on lui
voyait prendre. Il fallait pour cela les dénoncer ouvertement. S'il
hésitait à
répondre, s'il éludait, il était jugé; la nation était avertie et
soulevée.
Mirabeau
fait suspendre les travaux de la Constitution, et
propose de demander au roi le renvoi des troupes. Il même dans ses
paroles le
respect pour le monarque aux reproches les plus sévères pour le
gouvernement.
Il dit que tous les jours des troupes nouvelles s'avancent; et que tous
les
passages sont interceptés; que les ponts, les promenades sont changés
en postes
militaires; que des faits publics et cachés, des ordres et des
contre-ordres
précipités frappent tous les yeux et annoncent la guerre. Ajoutant à
ces faits
des reproches amers : " On montre,
dit-il, plus de soldats menaçants à la nation qu'une invasion de
l'ennemi n'en
rencontrerait peut-être, et mille fois plus du moins qu'on n'en a pu
réunir
pour secourir des amis martyrs de leur fidélité, et surtout pour
conserver
cette alliance des Hollandais, si précieuse, si chèrement conquise et
si
honteusement perdue."
Son
discours est aussitôt couvert d'applaudissements, l'adresse qu'il
propose est
adoptée. Seulement, comme en invoquant le renvoi des troupes il avait
demandé
qu'on les remplaçât par des gardes bourgeoises, cet article est
supprimé;
l'adresse est votée à l'unanimité moins quatre voix. Dans cette
adresse,
demeurée célèbre, qu'il n'a, dit-on, point écrite, mais dont il avait
fourni
toutes les idées à un de ses amis, Mirabeau prévoyait presque tout ce
qui
allait arriver : l'explosion de la multitude et la défection des
troupes par
leur rapprochement avec les citoyens. Aussi adroit qu'audacieux, il
osait
assurer au roi que ses promesses ne seraient point vaines : " Vous nous avez appelés, lui disait-il, pour
régénérer le royaume; vos vœux seront accomplis, malgré les pièges, les
difficultés, les périls... etc."
L'adresse
fut présentée par une députation de vingt-quatre
membres. Le roi, ne voulant pas s'exprimer, répondit que ce
rassemblement de
troupes n'avait d'autre objet que le maintien de la tranquillité
publique, et
la protection due à l'Assemblée; qu'au surplus, si celle-ci avait
encore des
craintes, il la transférerait à Soissons ou à Noyon, et que lui-même se
rendrait à Compiègne.
L'Assemblée
ne pouvait se contenter d'une pareille réponse,
surtout de l'offre de l'éloignement de la capitale pour la placer entre
deux
camps. Le comte de Grillon proposa de s'en fier à la parole d'un roi
honnête
homme. " La parole d'un roi honnête
homme, reprit Mirabeau, est un mauvais garant de la conduite de son
ministère;
notre confiance aveugle dans nos rois nous a perdus; nous avons demandé
la
retraite des troupes, et non à fuir devant elles; il faut insister
encore, et
sans relâche."
Cette
opinion ne fut point appuyée. Mirabeau insistait
assez sur les moyens ouverts, pour qu'on lui pardonnât les machinations
secrètes, s'il est vrai qu'elles aient été employées.
C'était
le 11 juillet; Necker avait dit plusieurs fois au
roi que si ses services lui déplaisaient, il se retirerait avec
soumission.
" Je prends votre parole, "
avait répondu le roi. Le 11 au soir, Necker reçut un billet où Louis
XVI le
sommait de tenir sa parole, le pressait de partir, et ajoutait qu'il
comptait
assez sur lui pour espérer qu'il cacherait son départ à tout le monde.
Necker,
justifiant alors l'honorable confiance du monarque, part sans avertir
sa
société, ni même sa fille, et se trouve quelques heures fort loin de
Versailles. Le 12 juillet était un dimanche. Le bruit se répandit à
Paris que
Necker avait été renvoyé, ainsi que MM. de Montmorin, de La Luzerne, de
Puységur et de Saint-Priest. On annonçait, pour les remplacer, MM. de
Breteuil,
de La Vauguyon, de Broglie, Foulon et Damécourt, presque tous connus
pour leur
opposition à la cause populaire. L'alarme se répand dans Paris. On se
rend au
Palais-Royal. Un jeune homme, connu depuis par son exaltation
républicaine, né
avec une âme tendre, mais bouillante, Camille Desmoulins monte sur une
table,
montre des pistolets en criant aux armes, arrache une feuille d'arbre
dont il
fait une cocarde, et engage tout le monde à l'imiter. Les arbres sont
aussitôt
dépouillés, et l'on se rend dans un musée renfermant des bustes en
cire. On
s'empare de ceux de Necker et du duc d'Orléans, menacé, disait-on, de
l'exil,
et l'on se répand ensuite dans les quartiers de Paris. Cette foule
parcourait
la rue Saint-Honoré, lorsqu'elle rencontre, vers la place Vendôme, un
détachement de Royal-Allemand qui fond sur elle, blesse plusieurs
personnes,
et entre autres un soldat des gardes
françaises. Ces derniers, tout disposés pour le peuple et contre le
Royal-Allemand, avec lequel ils avaient eu une rixe les jours
précédents,
étaient casernés près de la place Louis XV; ils font feu sur
Royal-Allemand. Le
prince de Lambesc, qui commandait ce régiment, se replie aussitôt sur
le jardin
des Tuileries, charge la foule paisible qui s'y promenait, tue un
vieillard au
milieu de la confusion, et fait évacuer le jardin. Pendant ce temps,
les
troupes qui environnaient Paris se concentrent sur le Champ-de-Mars et
la place
Louis XV. La terreur alors n'a plus de bornes et se change en fureur.
On se
répand dans la ville en criant aux armes. La multitude court à
l'Hôtel-de-Ville
pour en demander. Les électeurs composant l'assemblée générale y
étaient
réunis. Ils livrent les armes qu'ils ne pouvaient plus refuser, et
qu'on
pillait déjà à l'instant où ils se décidaient à les accorder. Ces
électeurs
composaient en ce moment la seule autorité établie. Privés de tout
pouvoir
actif, ils prennent ceux que la circonstance exigeait, et ordonnent la
convocation des districts. Tous les citoyens s'y rendent pour aviser
aux moyens
de se préserver à la fois de la fureur de la multitude et de l'attaque
des
troupes royales. Pendant la nuit, le peuple, qui court toujours à ce
qui l'intéresse,
force et brûle les barrières, disperse les commis, et rend toutes les
entrées
libres. Les boutiques des armuriers sont pillées. Ces brigands déjà
signalés
cher Réveillon, et qu'on vit dans toutes les occasions sortir comme de
dessous
terre, reparaissent armés de piques et de bâtons, et répandent
l'épouvante. Ces
événements avaient eu lieu pendant la journée du dimanche 12 juillet,
et dans
la nuit du dimanche au lundi 13. Dans la matinée de lundi, les
électeurs,
toujours réunis à l'Hôtel-de-Ville, croient devoir donner une forme
plus légale
à leur autorité; ils appellent, en conséquence, le prévôt des
marchands,
administrateur ordinaire de la cité. Celui-ci consent à céder que sur
une
réquisition en forme. On le requiert en effet, et on lui adjoint un
certain
nombre d'électeurs; on compose ainsi une municipalité revêtue de tous
les
pouvoirs. Cette municipalité mande auprès d'elle le lieutenant de
police, et
rédige en quelques heures un plan d'armement pour la milice bourgeoise.
Cette
milice devait-être composée de quarante-huit mille
hommes, fournis par les districts. Le signe distinctif devait être, au
lieu de
la cocarde verte, la cocarde parisienne, rouge et bleue. Tout homme
surpris en
armes et avec cette cocarde, sans avoir été enrôlé par son district
dans la
garde bourgeoise, devait être arrêté, désarmé et puni. Telle fut la
première
origine des gardes nationales. Ce plan fut adopté par tous les
districts, qui
se hâtèrent de le mettre à exécution. Dans le courant de la même
matinée, le
peuple avait dévasté la maison de Saint-Lazare pour y chercher des
grains; ils
avaient forcé le Garde-Meuble pour y prendre des armes, et en avait
exhumé des
armures antiques dont il s'était revêtu. On voyait la foule, portant
des
casques et des piques, inonder la ville. Le peuple se montrait
maintenant
ennemi du pillage; avec sa mobilité ordinaire, il affectait le
désintéressement, il respectait l'or, ne prenait que les armes, et
arrêtait
lui-même les brigands. Les gardes françaises et les milices du guet
avaient
offert leurs services, et on les avait enrôlés dans la garde bourgeoise.
On
demandait toujours des armes à grands cris. Le prévôt
Flesselles, qui d'abord avait résisté à ses concitoyens, se montrait
zélé
maintenant, et promettait 12.000 fusils pour le jour même, davantage
pour les
jours suivants. Il prétendait avoir fait un marché avec un armurier
inconnu. La
chose paraissait s'être écoulé. Cependant le soir étant arrivé, les
caisses
d'artillerie annoncées par Flesselles sont conduites à l'Hôtel-de-Ville
de
Paris; on les ouvre, et on les trouve pleines de vieux linges. A cette
vue, la
multitude s'indigne contre le prévôt, qui dit avoir été trompé. Pour
l'apaiser,
il la dirige vers les Chartreux, en assurant qu'elle y trouvera des
armes. Les
Chartreux étonnés reçoivent cette foule furieuse, l'introduisent dans
leur
retraite, et parviennent à la convaincre qu'ils ne possédaient rien de
ce
qu'avait annoncé le prévôt.
Le
peuple, plus irrité que jamais, revient en criant à la
trahison. Pour le satisfaire, on ordonne la fabrication de cinquante
mille
piques. Des poudres destinées pour Versailles descendaient la seine sur
des
bateaux; on s'en empare, et un électeur en fait la distribution au
milieu des
plus grands dangers.
Une
horrible confusion régnait à cet Hôtel-de-Ville, siège
des autorités, quartier-général de la milice, et centre de toutes les
opérations.
Il fallait à la fois y pourvoir à la sûreté extérieur menacée par la
cour, à la
sûreté intérieur menacée par les brigands; il fallait à chaque instant
calmer
les soupçons du peuple, qui se croyait trahi, et sauver de sa fureur
ceux qui
excitaient sa défiance. On voyait là des voitures arrêtées, des convois
interceptés,
des voyageurs attendant la permission de continuer leur route. Pendant
la nuit,
l'Hôtel-de-Ville fut encore une fois menacé par les brigands; un
électeur, le
courageux Moreau de Saint-Méry, chargé d'y veiller, fit apporter des
barils de
poudre, et menaça de la faire sauter. Les brigands s'éloignèrent à
cette vue.
Pendant ce temps, les citoyens retirés chez eux se tenaient prêts à
tous les
genres d'attaque; ils avaient dépavé les rues, ouvert des tranchées, et
pris
tous les moyens de résister à un siège.
Pendant
ces troubles de la capitale, la consternation
régnait à l'Assemblée. Elle s'était formée le 13 au matin, alarmée des
événements qui se préparaient, et ignorant encore ce qui s'était passé
à Paris.
Le député Mounier s'élève le premier contre le renvoi des ministres.
Lally-Tollendal lui succède à la tribune, fait un magnifique éloge de
Necker,
et tous deux s'unissent pour proposer une adresse dans laquelle on
demandera au
roi le rappel des ministres disgraciés. Un député de la noblesse, M. de
Virieu,
propose même de confirmer les arrêtés du 17 juin par un nouveau
serment. M. de
Clermont-Tonnerre s'oppose à cette proposition, comme inutile, et,
rappelant
les engagements déjà pris par l'Assemblée, s'écrie : " La
Constitution sera, ou "nous ne serons plus !." La
discussion s'était déjà prolongée, lorsqu'on apprend les troubles de
Paris
pendant la matinée du 13, et les malheurs dont la capitale était
menacée, entre
des Français indisciplinés qui, selon l'expression du duc de La
Rochefoucauld,
n'était dans la main de personne, et des étrangers disciplinés, qui
était dans
la main du despotisme. On arrête aussitôt d'envoyer une députation au
roi, pour
lui peindre la désolation de la capitale, et le supplier d'ordonner le
renvoi
des troupes d'établissement des gardes bourgeoises. Le roi fait une
réponse
froide et tranquille qui ne s'accordait pas avec son cœur, et répète
que Paris
ne pouvait pas se garder. L'Assemblée alors, s'élevant au plus noble
courage,
rend un arrêté mémorable dans lequel elle insiste sur le renvoi des
troupes et
sur l'établissement des gardes bourgeoises, déclare les ministres et
tous les
agents du pouvoir responsables, fait peser sur les conseils du roi, de
quelque
rang qu'ils puissent être, la responsabilité des malheurs qui se
préparent;
consolide la dette publique, défend de prononcer le nom infâme de
banqueroute,
persiste dans ses précédents arrêtés, et ordonne au président
d'exprimer ses
regrets à M. Necker ainsi qu'aux autres ministres. Après ces mesures
pleines
d'énergie et de prudence, l'Assemblée, pour préserver ses membres de
toute
violence personnelle, se déclare en permanence, et nomme M. de
Lafayette vice
président, pour soulager le respectable archevêque de Vienne, à qui son
âge ne
permettait pas de siéger jour et nuit.
La
nuit du 13 au 14 s'écoula ainsi au milieu du trouble et
des alarmes. A chaque instant, des nouvelles funestes étaient données
et
contredites; on ne connaissait pas tous les projets de la cour, mais on
savait
que plusieurs députés étaient menacés, que la violence allait être
employée
contre Paris et les membres les plus signalés de l'Assemblée. Suspendue
un
instant, la séance fut reprise à cinq heures du matin, 14 juillet.
L'Assemblée,
avec un calme imposant, reprit les travaux de la Constitution, discuta
avec
beaucoup de justesse les moyens d'en accélérer l'exécution et de la
conduire
avec prudence. Un comité fut nommé pour préparer les questions; il se
composait
de MM. l'évêque d'Autun, l'archevêque de Bordeaux, Lally,
Clermont-Tonnerre,
Mounier, Sieyès, Chapelier et Bergasse. La matinée s'écoula : on
apprenait des
nouvelles toujours plus sinistres; le roi disait-on, devait partir dans
la
nuit, et l'Assemblée rester livrée à plusieurs régiments étrangers.
Dans ce
moment, on venait de voir les princes, la duchesse de Polignac et la reine, se promenant à l'Orangerie,
flattant les officiers et les soldats, et leur faisant distribuer des
rafraîchissements.
Il paraît qu'un grand dessein était conçu pour la nuit du 14 au 15, que
Paris
devait être attaqué sur sept points, le Palais-Royal enveloppé,
l'Assemblée
dissoute, et la déclaration du 23 juin portée au Parlement; qu'enfin il
devait
être pourvu aux besoins du trésor par la banqueroute et les billets
d'Etat. Il
est certain que les commandants des troupes avaient reçu l'ordre de
s'avancer
du 14 au 15, que les billets d'Etat avaient été fabriqués, que les
casernes des
Suisses étaient pleines de munitions, et que le gouverneur de la
Bastille avait
déménagé, ne laissant dans la place que quelques meubles
indispensables. Dans
l'après-midi les terreurs de l'Assemblée redoublèrent; on venait de
voir passer
le prince de Lambesc à toute bride; on entendait le bruit du canon, et
on
appliquait l'oreille à terre pour saisir les moindres bruits. Mirabeau
proposa
alors de suspendre toute discussion, et d'envoyer une seconde
députation au
roi. La députation partit aussitôt pour faire de nouvelles instances.
Dans ce
moment deux membres de l'Assemblée, venant de Paris en toute hâte,
assurèrent
qu'on s'y égorgeait; l'un d'eux attesta qu'il avait vu un
cadavre décapité et revêtu de noir. La nuit
commençait à se faire; on annonça l'arrivée de deux électeurs. Le plus
profond
silence régnait dans la salle; on entendait le bruit de leurs pas dans
l'obscurité, et l'on apprit de leur bouche que la Bastille était
attaquée, que
le canon avait tiré, que le sang coulait, et qu'on était menacé des
plus
affreux malheurs. Aussitôt une nouvelle députation fut envoyée avant le
retour
de la précédente. Tandis qu'elle partait, la première arrivait et
rapportait la
réponse du roi. Le roi avait ordonné, disait-il, l'éloignement des
troupes
campées au Champ-de-Mars, et, ayant appris la formation de la garde
bourgeoise,
il avait nommé des officiers pour la commander.
A
l'arrivée de la seconde députation, le roi, toujours plus
troublé, lui dit : " Messieurs, vous
déchirez mon cœur de plus en plus par ce récit que vous me faites des
malheurs
de Paris. Il n'est pas possible que les ordres donnés aux troupes en
soient la
cause." On n'avait obtenu encore que l'éloignement de l'armée. Il
était deux heures après minuit. On répondit à la ville de Paris " que
deux
députations avaient été envoyées, et que les instances seraient
renouvelées le
lendemain, jusqu'à ce qu'elles eussent obtenu le succès qu'on avait
droit
d'attendre du cœur du roi lorsque des impressions étrangères n'en
arrêtaient
plus les mouvements." La séance fut un moment suspendue, et l'on apprit
le
soir les événements de la journée du 14.
Le
peuple, dès la nuit du 13, s'était porté vers la
Bastille; quelques coups de fusil avaient été tirés, et il paraît que
les
instigateurs avaient proféré plusieurs fois le cri : " A la Bastille !
à
la Bastille ! ......
A
suivre...
Projet de Constitution 1789
Rapport du comité de constitution
Contenant le résumé des cahiers
relatifs à cet objet, lu à l'Assemblée nationale.
(séance du 27 juillet 1789)
"Messieurs,
vous êtes appelés à régénérer l'empire français; vous apportez à ce
grand œuvre
et votre propre sagesse et la sagesse de vos commettants.
"Nous
avons cru devoir d'abord rassembler et vous présenter les lumières
éparses dans
le plus grand nombre de vos cahiers, nous vous présenterons ensuite et
les vues
particulières de votre comité, et celles qu'il a pu ou pourra
recueillir encore
dans les divers plans, dans les diverses observations qui ont été ou
qui lui
seront communiquées ou remises par les membres de cette auguste
Assemblée.
"C'est
de la première partie de ce travail, Messieurs, que nous allons vous
rendre
compte.
"Nos
commettants, Messieurs, sont tous d'accord sur un point : ils veulent la
régénération de l'Etat, mais les uns l'ont attendue de la simple
réforme des
abus et du rétablissement d'une Constitution existant depuis quatorze
siècles,
et qui leur a paru pouvoir revivre encore si l'on réparait les outrages
que lui
ont faits les temps et les nombreuses insurrections de l'intérêt
personnel
contre l'intérêt public.
"D'autres
ont regardé le régime social existant comme tellement vicié, qu'ils ont
demandé
une convention nouvelle, et qu'à l'exception du gouvernement et les
formes
monarchiques, qu'il est dans le cœur de tout Français de chérir et de
respecter, et qu'ils vous ont ordonné de maintenir, ils vous ont donné
tous les
pouvoirs nécessaires pour créer une Constitution et asseoir sur des
principes
certains, et sur la distinction et constitution régulière de tous les
pouvoirs,
la prospérité de l'empire français; ceux-là, Messieurs, ont cru que le
premier
chapitre de la Constitution devrait contenir la déclaration des droits
de
l'homme, de ces droits imprescriptibles pour le maintien desquels la
société
fut établie.
"La
demande de cette déclaration des droits de l'homme, si constamment
méconnue,
est pour ainsi dire la seule différence qui existe entre les cahiers
qui
désirent une Constitution nouvelle et ceux qui ne demandent que le
rétablissement de ce qu'ils regardent comme la Constitution existante.
"Les
uns et les autres ont également fixé leurs idées sur les principes du
gouvernement monarchique, sur l'existence du pouvoir et sur
l'organisation du
corps législatif, sur la nécessité du consentement national à l'impôt,
sur
l'organisation des corps administratifs, et sur les droits des citoyens.
"Nous
allons, Messieurs, parcourir ces divers objets, et vous offrir sur
chacun
d'eux, comme décision, les résultats uniformes; et comme questions, les
résultats différents ou contradictoires que nous ont présentés ceux de
vos
cahiers dont il nous a été possible de faire ou de nous procurer le
dépouillement.
"Le
gouvernement monarchique, l'inviolabilité de la personne sacrée du roi,
et l'hérédité
de la couronne de mâle à mâle, sont également reconnus et consacrés par
le plus
grand nombre des cahiers, et ne sont mis en question dans aucun.
"Le
roi est également reconnu comme dépositaire de toute la plénitude du
pouvoir
exécutif.
"La
responsabilité de tous les agents de l'autorité est demandée
généralement.
"Quelques
cahiers reconnaissent au roi le pouvoir législatif, limité par les lois
constitutionnelles et fondamentales du royaume; d'autres reconnaissent
que le
roi, dans l'intervalle d'une assemblée d'Etats-Généraux à l'autre, peut
faire
seul les lois de police et d'administration, qui ne seront que
provisoires, et
pour lesquelles ils exigent l'enregistrement libre dans les cours
souveraines;
un bailliage a même exigé que l'enregistrement ne pût avoir lieu
qu'avec le
consentement des deux tiers des commissions intermédiaires des
assemblées de
districts. Le plus grand nombre des cahiers reconnaît la nécessité de
la
sanction royale pour la promulgation des lois.
"Quant
au pouvoir législatif, la pluralité des cahiers le reconnaît comme
résidant
dans la représentation nationale, sous la clause de la sanction royale,
et il
paraît que cette maxime ancienne des Capitulaires : L'ex
fit consensu populi et constitutione regis, est généralement
consacrée par vos commettants.
"Quant
à l'organisation de la représentation nationale, les questions sur
lesquelles
vous avez à prononcer se rapportent à la convocation, ou à la durée, ou
à la
composition de la représentation nationale, ou au mode de délibération
que lui
proposaient vos commettants.
"Quant
à la convocation, les uns ont déclaré que les Etats-Généraux ne
pouvaient être
dissous que par eux-mêmes; les autres, que le droit de convoquer,
proroger et
dissoudre, appartenait au roi, sous la seule condition, en cas de
dissolution,
de faire sur-le-champ une nouvelle convocation.
"Quant
à la durée, les uns ont demandé la périodicité des Etats-Généraux, et
ils ont
voulu que le retour périodique ne dépendît ni des volontés ni de
l'intérêt des
dépositaires de l'autorité; d'autres, mais en plus petit nombre, ont
demandé la
permanence des Etats-Généraux, de manière que la séparation des membres
n'entraînât pas la dissolution des Etats.
"Le
système de la périodicité a fait naître une seconde question. Y
aura-t-il ou
n'u aura-t-il pas de commission intermédiaire pendant l'intervalle des
séances?
La majorité de vos commettants a regardé l'établissement d'une
commission
intermédiaire comme un établissement dangereux.
"Quant
à la composition, les uns ont tenu à la séparation des trois ordres;
mais, à
cet égard, l'extension des pouvoirs qu'ont déjà obtenus plusieurs
représentants
laisse sans doute une plus grande latitude pour la solution de cette
question.
"Quelques
bailliages ont demandé la réunion des deux premiers ordres dans une
même
chambre; d'autres, la suppression du clergé et la division de ses
membres dans
les deux autres ordres; d'autres, que la représentation de la noblesse
fût
double de celle du clergé, et que toutes deux réunies fussent égales à
celle
des communes.
"Un
bailliage, en demandant la réunion des deux premiers ordres, a demandé
l'établissement d'un troisième, sous le titre d'ordre des campagnes. Il
a été
également demandé que toute personne exerçant charge, emploi ou place à
la
cour, ne pût être député aux Etats-Généraux. Enfin, l'inviolabilité de
la
personne des députés est reconnue par le grand nombre des bailliages,
et n'est
contestée par aucun. Quant au mode de délibération, la question de
l'opinion
par tête et de l'opinion par ordre est résolue; quelques bailliages
demandent
les deux tiers des opinions pour former une résolution.
"La
nécessité du consentement national à l'impôt est généralement reconnue
par vos
commettants, établie par tous vos cahiers; tous bornent la durée de
l'impôt au
terme que vous lui aurez fixé, terme qui ne pourra jamais s'étendre au
delà
d'une tenue à l'autre, et cette clause impérative a paru à tous vos
commettants
le garant le plus sûr de la perpétuité de vos assemblées nationales.
"L'emprunt,
n'étant qu'un impôt indirect, leur a paru devoir être assujetti aux
mêmes
principes.
"Quelques
bailliages ont accepté des impôts à terme ceux qui auraient pour objet
la
liquidation de la dette nationale, et ont cru qu'ils devraient être
perçus
jusqu'à son entière extinction.
"Quant
aux corps administratifs ou Etats provinciaux, tous les cahiers
demandent leur
établissement, et la plupart s'en rapportent à votre sagesse sur leur
organisation.
"Enfin,
les droits des citoyens, la liberté, la propriété, sont réclamés avec
force par
toute la nation française. Elle réclame pour chacun de ses membres
l'inviolabilité des propriétés particulières, comme elle réclame pour
elle-même
l'inviolabilité de la propriété publique : elle réclame dans toute son
étendue
la liberté individuelle, comme elle vient d'établir à jamais la liberté
nationale; elle réclame la liberté de la presse, ou la libre
communication des
pensées; elle s'élève avec indignation contre les lettres de cachet,
qui
disposaient arbitrairement des personnes, et contre la violation du
secret de
la poste, l'une des plus absurdes et des plus infâmes inventions du
despotisme.
"Au
milieu de ce concours de réclamations, nous avons remarqué, Messieurs,
quelques
modifications particulières relatives aux lettres de cachet et à la
liberté de
la presse. Vous les pèserez dans votre sagesse; vous rassurerez sans
doute ce
sentiment de l'honneur français, qui, par son horreur pour la honte, a
quelquefois
méconnu la justice, et qui mettra sans doute autant d'empressement à se
soumettre à la loi lorsqu'elle commandera aux forts, qu'il en mettait à
s'y
soustraire lorsqu'elle ne pesait que sur le faible; vous calmerez les
inquiétudes de la religion, si souvent outragée par des libelles dans
le temps
du régime prohibitif; et le clergé, se rappelant que la licence fut
longtemps
la compagne de l'esclavage, reconnaîtra lui-même que le premier et le
naturel
effet de la liberté est de retour de l'ordre, de la décence et du
respect pour
les objets de la vénération publique.
"Tel
est, Messieurs, le compte que votre comité a cru devoir vous rendre de
la
partie de vos cahiers qui traite de la Constitution. Vous y trouverez
sans
doute toutes les pierres fondamentales de l'édifice que vous êtes
chargés
d'élever à toute sa hauteur; mais vous y désirerez peut-être cet ordre,
cet
ensemble de combinaisons politiques, sans lesquelles le régime social
présentera toujours de nombreuses défectuosités; les
pouvoirs y sont indiqués, mais ne sont pas
encore distingués avec la précision nécessaire; l'organisation de la
représentation nationale n'y est pas suffisamment établie, les
principes de
l'éligibilité n'y sont pas posés; c'est de votre travail que naîtront
ces
résultats. La nation a voulu être libre, et c'est vous qu'elle a
chargés de son
affranchissement; le génie de la France a précipité, pour ainsi dire,
la marche
de l'esprit public. Il a accumulé pour vous en peu d'heures
l'expérience qu'on
pouvait à peine attendre de plusieurs siècles. Vous pouvez, Messieurs,
donner
une constitution à la France : le roi et le peuple la demandent; l'un
et
l'autre l'ont méritée.
Résultat du dépouillement des cahiers
de doléances de l'Assemblée nationale de 1789
Principes avoués
Art. 1er. Le
gouvernement français est un gouvernement
monarchique.
2. La personne
du roi est inviolable et sacrée.
3. La couronne
est héréditaire de mâle à mâle.
4. Le roi est
dépositaire du pouvoir exécutif.
5. Les agents
de l'autorité sont responsables.
6. La sanction
royale est nécessaire pour la promulgation
des lois.
7. La nation
fait la loi avec la sanction royale.
8. Le
consentement national est nécessaire à l'emprunt et à
l'impôt.
9. L'impôt ne
peut être accordé que d'une tenue
d'Etats-Généraux à l'autre.
10. La
propriété sera sacrée.
11. La liberté
individuelle sera sacrée.
Questions
sur lesquelles l'universalité des cahiers ne s'est point expliquée
d'une
manière uniforme.
Art. 1er. Le
roi a-t-il le pouvoir législatif limité par les
lois constitutionnelles du royaume?
2. Le roi
peut-il faire seul des lois provisoires de police
et d'administration, dans l'intervalle des tenues des Etats-Généraux?
3. Ces lois
seront-elles soumises à l'enregistrement libre
des cours souveraines?
4. Les
Etats-Généraux ne peuvent-ils être dissous que par
eux-mêmes?
5. Le roi
peut-il seul convoquer, proroger et dissoudre les
Etats-Généraux?
6. En cas de
dissolution, le roi n'est-il pas obligé de
faire sur-le-champ une nouvelle convocation?
7. Les
Etats-Généraux seront-ils permanents ou périodiques?
8. S'ils sont
périodiques, y aura-t-il ou n'y aura-t-il pas
une commission intermédiaire?
9. Les deux
premiers ordres seront-ils réunis dans une même
chambre?
10. Les deux
chambres seront-elles formées sans distinction
d'ordres?
11. Les
membres de l'ordre du clergé seront-ils répartis
dans les deux autres?
12. La
représentation du clergé, de la noblesse et des
communes, sera-t-elle dans la proportion d'une, deux et trois?
13. Sera-t-il
établi un troisième ordre sous le titre
d'ordre des campagnes?
14. Les
personnes possédant des charges, emplois ou places à
la cour, peuvent-elles êtredéputées aux Etats-Généraux.
15. Les deux
tiers des voix seront-ils nécessaires pour
former une résolution?
16. Les impôts
ayant pour objet la liquidation de la dette
nationale seront-ils perçus jusqu'à son entière extinction?
17. Les
lettres de cachet seront-elles abolies ou modifiées?
18. La liberté
de la presse sera-t-elle indéfinie ou
modifiée?
____________________
Une page d' histoire de l'Assemblée
législative
1. Un jugement qui me semble juste, sur
les fautes imputées à la Constitution de 1791. Je n'ai ici qu'un mot à
dire sur le projet d'établir en France, à cette époque, le gouvernement
anglais. Cette forme de gouvernement est une transaction entre les
trois intérêts qui divisent les Etats modernes, la royauté,
l'aristocratie et la démocratie. Or, cette transaction n'est possible
qu'après l'épuisement des forces, c'est-à-dire après le combat,
c'est-à-dire encore après la révolution. En Angleterre, en effet, elle s'est opérée qu'après une longue lutte, après la démocratie et
l'usurpation. Vouloir opérer la transaction avant le combat, c'est
vouloir faire la paix avant la guerre. Cette vérité est triste, mais
elle est incontestable : les hommes ne traitent que quand ils ont
épuisé leurs forces. La constitution anglaise n'était donc possible en
France qu'après la révolution. On faisait bien sans doute de la
prêcher, mais on s'y prit mal; et s'y fût-on mieux pris, on n'aurait
pas plus réussi. J'ajouterai, pour diminuer les regrets, que quand même
on eût écrit sur notre table de la loi la constitution anglaise tout
entière, ce traité n'eût pas apaisé les passions; qu'on en serait venu
aux mains tout de même, et que la bataille aurait été donnée malgré ce
traité préliminaire. Je le répète donc, il fallait la guerre,
c'est-à-dire la révolution. Dieu n'a donné la justice aux hommes qu'au
prix des combats. Je suis loin de blâmer l'obstination du député
Mounier, car rien n'est plus respectable que la conviction; mais c'est
un fait assez curieux à constater. Voici à cet égard un passage
extrait de son Rapport à ses
commettants :
"Plusieurs
députés, dit-il, résolurent d'obtenir de moi le sacrifice de ce
principe (la sanction royale), ou, en le sacrifiant eux-mêmes, de
m'engager, par reconnaissance, à leur accorder quelque compensation;
ils me conduisirent chez un zélé partisan de la liberté, qui désirait
une coalition entre eux et moi, afin que la liberté éprouvât moins
d'obstacles, et qui voulait seulement être présent à nos conférences,
sans prendre part à la décision. Pour tenter de les convaincre, ou pour
m'éclairer moi-même, j'acceptai ces conférences. On déclama fortement
contre les prétendus inconvénients du droit illimité qu'aurait le roi
d'empêcher une loi nouvelle, et l'on m'assura que si ce droit était
reconnu par l'Assemblée, il y aurait guerre civile. Ces conférences,
deux fois renouvelées, n'eurent aucun succès; elles furent recommencées
chez un Américain, connu par ses lumières et ses vertus, qui avait tout
à la fois l'expérience et la théorie des institutions propres à
maintenir la liberté. Il porta en faveur de mes principes un jugement
favorable. Lorsqu'ils eurent éprouvé que tous les efforts pour me faire
abandonner mon opinion étaient inutiles, ils me déclarèrent enfin
qu'ils mettaient peu d'importance à la question de la sanction royale, quoiqu'ils
l'eussent présentée quelques jours auparavant comme un sujet de guerre
civile; ils offrirent de voter pour la sanction
illimitée, et de voter également pour deux chambres, mais sous la
condition que je ne soutiendrais pas, en faveur du roi, le droit de
dissoudre l'Assemblée des représentants; que je ne réclamerais, pour la
dernière chambre, qu'un veto
suspensif, et que je ne m'opposerais pas à une loi fondamentale qui
établirait des conventions nationales
à des époques fixes, ou sur la réquisition de l'Assemblée des
représentants, ou sur celles des provinces, pour revoir la Constitution
et y faire tous les changements qui seraient jugés nécessaires. Ils
entendaient, par conventions nationales, des assemblées dans lesquelles
on aurait transporté tous les droits de la nation, qui auraient réuni
tous les pouvoirs, et conséquemment auraient anéanti par leur seule
présence l'autorité du monarque et de la législature ordinaire qui
auraient pu disposer arbitrairement de tous les genres d'autorité,
bouleverser à leur gré la Constitution, rétablir le despotisme ou
l'anarchie. Enfin, on voulait en quelque sorte laisser à une assemblée,
qui aurait porté le nom de Convention nationale, la dictature suprême,
et exposer le royaumr à un retour périodique de factions et de tumulte.
"Je témoignai ma
surprise de ce qu'on voulait m'engager à traiter sur les intérêts du
royaume comme si nous en étions les maîtres absolus; j'observai qu'en
ne laissant que le veto
suspensif à une première chambre, si elle était composée de membres
éligibles, il serait difficile de pouvoir la former de personnes dignes
de la confiance publique; alors tous les citoyens préféreraient d'être
nommés représentants; et que la chambre, juge des crimes d'Etat, devait
avoir une très-grande dignité, et conséquemment que son autorité ne
devait pas être moindre que celle de l'autre chambre. Enfin, j'ajoutai
que, lorsque je croyais un principe vrai, j'étais obligé de la
défendre, et que je ne pouvais pas en disposer, puisque la vérité
appartenait à tous les citoyens."
2. Deux habitants de la
campagne parlaient du veto.
"Sais-tu ce que c'est que le veto? dit l'un. - Non.
"- Eh bien, tu as ton écuelle remplie de
soupe; le roi dit : Répands ta soupe, et il faut que tu la répandes."
__________________________________________
Le 4 février 1790
1.
Le discourt prononcé par le roi Louis XVI à l'Assemblée nationale, dans
cette circonstance est trop remarquable pour n'être pas cité avec
quelques observations. Ce prince, excellent et trop malheureux, était
dans une continuelle hésitation, et, pendant certains instants, il
voyait avec beaucoup de justesse ses propres devoirs et les torts de la
cour. Le ton qui règne dans le discours prononcé le 4 février prouve
suffisamment que ses paroles n'étaient pas imposées, et qu'il
s'exprimait avec un véritable sentiment de la situation présente.
"Messieurs, la gravité des circonstances où se
trouve la France m'attire au milieu de vous. Le relâchement
progressif de tous les liens de l'ordre et de la subordination,
la suspension ou l'inactivité de la justice, les mécontentements qui
naissent des privations particulières, les oppositions, les haines
malheureuses qui sont la suite inévitable des longues dissensions, la
situation critique des finances et les incertitudes sur la fortune
publique, enfin l'agitation générale des esprits, tout semble se réunir
pour entretenir l'inquiétude des véritables amis de la prospérité et du
bonheur du royaume.
"Un grand but se présente à vos regards; mais il
faut y atteindre sans accroissement de trouble et sans nouvelles
convulsions. C'était, je dois le dire, d'une manière plus douce et plus
tranquille que j'espérais vous y conduire lorsque je formai le dessein
de vous rassembler, et de réunir pour la félicité publique les lumières
et les volontés des représentants de la nation; mais mon bonheur et ma
gloire ne sont pas moins étroitement liés au succès de vos travaux.
"Je les ai garantis, par une continuelle vigilance, de
l'influence funeste que pouvaient avoir avec sur eux les circonstances
malheureuses au milieu desquelles vous vous trouviez placés. Les
horreurs de la disette que la France avait à redouter l'année dernière
ont été éloignées par des soins multipliés et des approvisionnements
immenses. Le désordre que l'état ancien des finances, le discrédit,
l'excessive rareté du numéraire et le dépérissement graduel des revenus
devaient naturellement amener; ce désordre, au moins dans son éclat et
dans ses excès, a été jusqu'à présent écarté. J'ai adouci partout, et
principalement dans la capitale, les dangereuses conséquences du défaut
de travail; et, nonobstant l'affaiblissement de tous les moyens
d'autorité, j'ai maintenu le royaume, non pas, il s'en faut bien, dans
le calme que j'eusse désiré, mais dans un état de tranquillité
siffisant pour recevoir le bienfait d'une liberté sage et bien
ordonnée; enfin, malgré notre situation intérieure généralement connue,
et malgré les orages politiques qui agitent d'autres nations, j'ai
conservé la paix au dehors, et j'ai entretenu avec toutes les
puissances de l'Europe les rapports d'égard et d'amitié qui peuvent
rendre cette paix durable.
"Après vous avoir ainsi préservés des grandes
contrariétés qui pouvaient aisément traverser vos soins et vos travaux,
je crois le moment arrivé où il importe à l'intérêt de l'Etat que je
m'associe d'une manière encore plus expresse et plus manifeste à
l'xécution et à la réussite de tout ce que vous avez concerté
pour l'avantage de la France. Je ne puis saisir une plus grande
occasion que celle où vous présentez à mon acceptation les décrets
destinés à établir dans le royaume une organisation nouvelle, qui doit
avoir une influence si importante et si propice pour le bonheur de mes
sujets et pour la prospérité de cet empire.
"Vous savez, Messieurs, qu'il y a plus
de dix ans, et dans un temps où le voeu de la nation ne s'était pas
encore expliqué sur les assemblées provinciales, j'avais commencé à
substituer ce genre d'administration à celui qu'une ancienne et longue
habitude avait consacré. L'expérience m'ayant fait connaître que je ne
m'étais point trompé dans l'opinion que j'avais conçue de l'utilité de
ces établissements, j'ai cherché à faire jouir du même bienfait toutes
les provinces de mon royaume; et pour assurer aux nouvelles
administrations la confiance générale, j'ai voulu que les membres dont
elles devaient être composées fussent nommés librement par tous les
citoyens. Vous avez amélioré ces vues de plusieurs manières, et la plus
essentielle, sans doute, est cette subdivision égale et sagement
motivée, qui, en affaiblissant les anciennes séparations de province à
province, et en établissant un système général et complet d'équilibre,
réunit davantage à un même esprit et à un même intérêt toutes les
parties du royaume. Cette grande idée, ce salutaire dessein, vous sont
entièrement dus : il ne fallait pas moins qu'une réunion des volontés
de la part des représentants de la nation; il ne fallait pas mons que
leur juste ascendant sur l'opinion général, pour entreprendre avec
confiance un changement d'une si grande importance, et pour vaincre au
nom de la raison les résistances de l'habitude et des intérêts
particuliers."
Tout ce que dit ici le roi est parfaitement juste et
très-bien senti. il est vrai que toutes les améliorations, il les avait
autrefois tentées de son propre mouvement, et qu'il avait donné un rare
exemple chez les princes, celui de prévenir les besoins de leurs
sujets. Les éloges qu'il donne à la nouvelle division territoriale
portent encore le caractère d'une entière bonne foi, car elle était
certainement utile au gouvernement, en détruisant les résistances que
lui avaient souvent opposées les localités. Tout porte donc à croire
que le roi parle ici avec une parfaite sincérité. Il continue :
"Je favoriserai, je seconderai par tous les moyens qui
sont en mon pouvoir le succès de cette vaste organisation d'où dépend
le salut de la France; et je crois nécessaire de le dire, je suis trop
occupé de la situation intérieure du royaume, j'ai les yeux trop
ouverts sur les dangers de tout genre dont nous sommes environnés, pour
ne pas sentir fortement que, dans la disposition présente des esprits,
et en considérant l'état où se trouvent les affaires publiques, il faut
qu'un nouvel ordre de chose s'établisse avec calme et avec
tranquillité, ou que le royaume soit exposé à toutes les calamités de
l'anarchie.
"Que les vrais citoyens y réfléchissent, ainsi que
je l'ai fait, en fixant uniquement leur attention sur le bien de
l'Etat, et ils verront que, même avec des opinions différentes, un
intérêt éminent doit les réunir tous aujourd'hui. Le temps réformera ce
qu'il pourra rester de défectueux dans la collection des lois qui
auront été l'ouvrage de cette Assemblée (cette
critique indirecte et ménagée prouve que le roi ne voulait pas flatter,
mais dire la verité, tout en employant la mesure nécessaire);
mais toute entreprise qui tendait à ébranler les principes de la
Constitution même, tout concert qui aurait pour but de les renverser ou
d'en affaiblir l'heureuse influence, ne serviraient qu'à introduire au
milieu de nous les maux effrayants de la discorde, et, en supposant le
succès d'une semblable tentative contre mon peuple et moi, le résultat
nous priverait, sans remplacement, des divers biens dont un nouvel
ordre de choses nous offre la perspective.
"Livrons-nous donc de bonne foi aux
espérances que nous pouvons concevoir, et ne songeons qu'à les réaliser
par un accord unanime. Que partout on sache que le monarque et les
représentants de la nation sont unis d'un même intérêt et d'un même
voeu, afin que cette opinion, cette ferme croyance, répandent dans les
provinces un esprit de paix et de bonne volonté, et que tous les
citoyens recommandables par leur honnêteté, tous ceux qui peuvent
servir l'Etat essentiellement par leur zèle et par leurs lumières,
s'empressent de prendre part aux différentes subdivisions de
l'administration générale, dont l'enchaînement et l'ensemble doivent
concourir efficacement au rétablissement de l'ordre et à la prospérité
du royaume.
Nous ne devons point nous le dissimuler, il y
a beaucoup à faire pour arriver à ce but. Une volonté suivie, un effort
général et commun, sont absolument nécessaires pour obtenir un succès
véritable. Continuez donc vos travaux sans d'autre passion que celle du
bien; fixez toujours votre première attention sur le sort du peuple et
sur la liberté publique, mais occupez-vous aussi d'adoucir, de calmer
toutes les défiances, et mettez fin, le plus tôt possible, aux
différentes inquiétudes qui éloignent de la France un si grand nombre
de ses citoyens, et dont l'effet contraste avec les lois de sûreté et
de liberté que vous voulez établir : la prospérité ne reviendra qu'avec
le contentement général. Nous apercevons partout des espérances; soyons
impatients de voir aussi partout le bonheur.
"Un jour, j'aime à le croire, tous les Français
indistinctivement reconnaîtront l'avantage de l'entière suppression des
différences d'ordre et d'état, lorsqu'il est question de travailler en
commun au bien public, à cette prospérité de la patrie qui intéresse
également les citoyens, et chacun doit voir sans peine que, pour être
appelé dorénavant à servir l'Etat de quelque manière, il de
s'être rendu remarquable par ses talents et par ses vertus.
"En même temps, néanmoins, tout ce qui rappelle à une
nation l'ancienneté et la continuité des services d'une race honorée,
est une distinction que rien ne peut détruire; et comme elle s'unit aux
devoirs de la reconnaissance, ceux qui, dans toutes les classes de la
société, aspirent à servir efficacement leur patrie, et ceux qui ont eu
déjà le bonheur d'y réussir, ont un intérêt à respecter cette
transmission de titres ou de souvenirs, le plus beau de tous les
héritages qu'on puisse faire passer à ses enfants.
"Le respect dû aux ministres de la religion ne pourra plus
non plus s'effacer; et lorsque leur considération sera principalement
unie aux saintes vérités qui sont sous la sauvegarde de l'ordre et de
la morale, tous les citoyens honnêtes et éclairés auront un égal
intérêt à la maintenir et à la défendre.
"Sans
doute ceux qui ont abandonné leurs privilèges pécuniaires, ceux qui ne
formeront plus comme autrefois un ordre politique dans l'Etat, se
trouvent soumis à des sacrifices dont je connais toute l'importance;
mais, j'en ai la persuasion, ils auront assez de générosité pour
chercher un dédommagement dans tous les avantages publics dont
l'établissement des assemblées nationales présente l'espérance."
Le roi continue, comme on le voit, à exposer à tous
les partis les avantages des nouvelles lois, et en même temps la
nécessité de conserver quelque chose des anciennes. Ce qu'il adresse
aux privilégiés prouve son opinion réelle sur la nécessité et la
justice des sacrifices qu'on leur avait imposés, et leur résistance
sera éternellement condamnée par les paroles que renferme ce discours.
Vainement dira-t-on que le roi n'était pas libre; le soin qu'il prend
ici de balancer les concessions, les conseils et même les reproches,
prouve qu'il parlait sincèrement. Il s'exprima bien autrement lorsque
plus tard il voulut faire éclater l'état de contrainte dans lequel il
croyait être. Sa lettre aux ambassadeurs, rapportée plus bas, le
prouvera suffisamment. L'exagération toute populaire qui y règne
démontre l'intention de ne plus paraître libre. Mais ici la mesure ne
laisse aucun doute, et ce qui suit est si touchant, si délicat, qu'il
n'est pas possible de ne l'avoir pas senti, quand on a consenti à
l'écrire et à le prononcer.
"J'aurais bien aussi des pertes à compter, si, au milieu
des plus grands intérêts de l'Etat, je m'arrêtais à des calculs
personnels; mais je trouve une compensation qui me suffit, une
compensation pleine et entière, dans l'accroissement du bonheur de la
nation, et c'est du fond de mon coeur que j'exprime ici ce sentiment.
"Je défendrai donc, je maintiendrai la liberté
constitutionnelle, dont le voeu général, d'accord avec le mien, a
consacré les principes. Je ferai
davantage; et, de concert avec la reine, qui partage tous mes
sentiments, je préparerai de bonne heure l'esprit et le coeur de mon
fils au nouvel ordre de choses que les circonstances ont amené. Je
l'habiturai dès ses premiers ans à être heureux du bonheur des
Français, et à reconnaître toujours, malgré le langage des
flatteurs, qu'une sage Constitution le préservera des dangers de
l'inexpérience, et qu'une juste liberté ajoute un nouveaux prix aux
sentiments d'amour et de fidélité dont la nation, depuis tant de
siècles, donne à ses rois des preuves si touchantes.
"Je dois ne point le mettre en doute; en achevant
votre ouvrage, vous vous occuperez sûrement avec sagesse et avec
candeur de l'affermissement du pouvoir exécutif, cette condition sans
laquelle il ne saurait exister aucun ordre durable au dedans, ni aucune
considération au dehors. Nulle défiance ne peut raisonnablement vous
rester; ainsi, il est de votre devoir, comme citoyens et comme fidèles
représentants de la nation, d'assurer au bien de l'Etat et à la liberté
publique cette stabilité qui ne peut dériver que d'une autorité active
et tutélaire. Vous aurez sûrement présent à l'esprit que, sans une
telle autorité, toutes les parties de votre système de constitution
resteraient à la fois sans lien et sans correspondance, et, en vous
occupant de la liberté, que vous aimez et que j'aime aussi, vous ne
perdrez pas de vue que le désordre en administration, en amenant la
confusion des pouvoirs, dégénère souvent, par d'aveugles violences,
dans la plus dangereuse et la plus alarmante de toutes les tyrannies.
"Ainsi, non pas pour moi, Messieurs, qui ne compte point ce qui m'est
personnel près des lois et des institutions qui doivent régler le
destin de l'empire, mais pour le bonheur même de notre patrie, pour sa
prospérité, pour sa puissance, je vous invite à vous affranchir de
toutes les impressions du moment qui pourraient vous détourner de
considérer dans son ensemble ce qu'exige un royaume tel que la France,
et par sa vaste étendue, et par son immense population, et par ses
relations inévitables au dehors.
"Vous ne négligerez pas non plus de fixer votre attention sur ce
qu'exigent encore des législateurs, les moeurs, le caractère et les
habitudes d'une nation devenue trop célèbre en Europe par la nature de
son esprit et de son génie pour qu'il puisse paraître indifférent
d'entretenir ou d'altérer en elle les sentiments de douceur, de
confiance et de bonté qui lui ont valu tant de renommée.
"Donnez-lui l'exemple aussi de cet esprit de justice qui sert de
sauvegarde à la propriété, ce droit respectéde toutes les nations, qui
n'est pas l'ouvrage du hasard, qui ne dérive point des privilèges
d'opinion, mais qui se lie étroitement aux rapports les plus essentiels
de l'ordre public et aux premières conditions de l'harminie sociale.
"Par quelle fatalité, lorsque le calme commençait à renaître, de
nouvelles inquiétudes se sont-elles répandues dans les provinces? Par
quelle fatalité s'y livre-t-on à de nouveaux excès? Joignez-vous à moi
pour les arrêter, t empêchons de tous nos efforts que des violences
criminelles ne viennent souiller ces jours où le bonheur de la nation
se prépare. Vous qui pouvez influer par tant de moyens sur la confiance
publique, éclairez sur ses
véritables intérêts le peuple qu'on égaren ce bon peuple qui m'est si
cher, et dont on m'assure que je suis aimé quand on veut me consoler de
mes peines. Ah s'il savait à quel point je suis malheureux
à la nouvelle d'un attentat contre les fortunes, ou d'un acte de
violence contre les personnes, peut-être il m'épargnerait cette
douloureuse amertume !
"Je ne puis vous entretenir des grands intérêts de l'Etat, sans vous
presser de vous occuper, d'une manière instante et définitive, de tout
ce qui tient au rétablissement de l'ordre dans les finances, et à la
tranquilité de la multitude innombrable de citoyens qui sont unis par
quelque lien à la fortune publique.
"Il est temps d'apaiser toutes les inquiétudes; il est temps de rendre
à ce royaume la force de crédit à laquelle il a droit de prétendre.
Vous ne pouvez pas tout entreprendre à la fois : aussi je vous invite à
réserver pour d'autres temps une partie des biens dont la réunion de
vos lumières vous présente le tableau; mais quand vous aurez ajouté à
ce que vous aurez déjà fait un plan sage et raisonnable pour l'exercice
de la justice; quand vous aurez assuré les bases d'un équilibre parfait
entre les revenus et les dépenses de l'Etat; enfin quand vous aurez
achevé l'ouvrage de la Constitution, vous aurez acquis de grands droits
à la reconnaissance publique; et, dans la continuation successive des
assemblées nationales, continuation fondée dorénavant sur cette
Constitution même, il n'y aura plus qu'à ajouter d'année en année de
nouveaux moyens de prospérité. Puisse cette journée, où votre monarque
vient s'unir à vous de la manière la plus franche et la plus intime,
être une époque mémorable dans l'histoire de cet empire! Elle le sera,
je l'espère, si mes voeux ardents, si mes instantes exhortations
peuvent être un signal de paix et de rapprochement entre vous. Que ceux qui s'éloigneraient encore d'un
esprit de concorde devenu si nécessaire me fassent le sacrifice de tous
les souvenirs qui les affligent, je les payerai par ma reconnaissance
et mon affection.
"Ne professons tous, à compter de ce jour, ne professons tous, je vous
en donne l'exemple, qu'une seule opinion, qu'un seul intérêt, qu'une
seule volonté, l'attachement à la Constitution nouvelle, et le désir
ardent de la paix, du bonheur et de la prospérité de la France !"
LOUIS
XVI , Roi de France
___________________________
Le
14 Juillet 1790
Le mois de juillet approchait : il y avait bientôt
un an que la Bastille était prise, que la nation s'était emparée de
tous les pouvoirs, et qu'elle prononçait ses volontés par l'Assemblée,
et les exécutait elle-même, ou les faisait exécuter sous sa
surveillance. Le 14 juillet était considéré comme le jour qui avait
commencé une ère nouvelle, et on résolut d'en célébrer l'anniversaire
par une grande fête.
En ce jour, les fédérés arrivaient de toutes les
parties de l'empire. On les logeait chez les particuliers, qui
s'empressaient de fournir lits, draps, bois, et tout ce qui pouvait
contribuer à rendre le séjour de la capitale agréable et commode. La
municipalité prit des précautions pour qu'une si grande affluence
d'étrangers ne troublât pas la tranquillité publique. Douze milles
ouvriers travaillaient sans relâche à préparer le Champ de Mars.
Quelque activité que l'on mît à ce travail, il avançait lentement. On
craignait qu'il ne pût être achevé le 14 juillet, jour irrévocablement
fixé pour la cérémonie, parce que c'était l'époque fameuse de
l'insurrection de Paris et de la prise de la Bastille. Dans cet
embarras, les districts invitent, au nom de la patrie, les bons
citoyens à se joindre aux ouvriers. Cette invitation civique électrise
toutes les têtes; les femmes partagent l'enthousiasme et le propagent;
on voit des séminaristes, des écoliers, des soeurs du pot, des
chartreux vieillis dans la solitude, quitter leurs cloîtres, courir au
Champ de Mars, une pelle sur le dos, portant des bannières ornées
d'emblèmes patriotiques. Là, tous les citoyens, mêlés, confondus,
forment un atelier immense et mobile dont chaque point présente un
groupe varié; la courtisane échevelée se trouve à côté de la citoyenne
pudibonde, le capucin traîne le haquet avec le chevalier de
Saint-Louis, le portefaix avec le petit maître du Palais-Royal; la
robuste harengère pousse la brouette remplie par la femme élégante et à
vapeurs : le peuple aisé, le peuple indigent, le peuple vêtu, le peuple
en haillons, vieillards, enfants, comédiens, cent-suisses, commis,
travaillant et se reposant, acteurs et spectateurs, offrent à l'oeil
étonné une scène pleine de vie et de mouvement; des tavernes
ambulantes, des boutiques portatives, augmentent le charme et la gaieté
de ce vaste et ravissant tableau, les chants, les cris de joie, le
bruit des tambours, des instruments militaires, celui des bêches, des
brouettes, les voix des travailleurs qui s'appellent, qui
s'encouragent... L'âme se sentait affaissée sous le poids d'une
délicieuse ivresse à la vue de tout un peuple redescendu aux doux
sentiments d'une fraternité primitive... Neuf heures sonnées, les
groupes se démêlent. Chaque citoyen regagne l'endroit où s'est placée
sa section, se rejoint à sa famille, à ses connaissances. Les bandes se
mettent en marche au son des tambours, reviennent à Paris, précédés de
flambeaux, lâchant de temps en temps des sarcasmes contre les
aristocrates, et chantant le fameux air ; Ah...ça ira ! ça ira !
"Enfin le 14 juillet, jour de la fédération, arrive
parmi les espérances des uns, les alarmes et les terreurs des autres.
Si cette grande cérémonie n'eut pas le caractère sérieux et auguste
d'une fête à la fois nationale et religieuse, caractère presque
inconciliable avec l'esprit français, elle offrit cette douce et vive
image de la joie et de l'enthousiasme mille fois plus touchante. Les
fédérés, rangés par départements sous quatre-vingt trois bannières,
partirent de l'emplacement de la Bastille; les députés des troupes de
ligne, des troupes de mer, la garde nationale parisienne, des tambours,
des choeurs de musique, les drapeaux des sections, ouvraient et
fermaient la marche.
"Les fédérés traversèrent les rue Saint-Martin,
Saint-Denis, Saint-Honoré, et se rendirent par le Cours-le-Reine à un
pont de bateaux construit sur la rivière. Ils reçurent à leur passage
les acclamations d'un peuple immense répandu dans les rues, aux
fenêtres des maisons, sur le quais. La pluie qui tombait à flots ne
dérangea ni ne ralentit la marche. Les fédérés, dégouttant d'eau et de
sueur, dansaient des farandoles, criaient : Vivent nos frères les
Parisiens! On leur descendait par les fenêtres du vin, des jambons, des
fruits, des cervelas; on les comblait de bénédictions. L'Assemblée
nationale joignit le cortège à la place Louis XV, et marcha entre le
bataillon des vétérans et celui des jeunes élèves de la patrie : image
expressive qui semblait réunir à elle seule tous les âges et tous les
intérêts.
"Le chemin qui conduit au Champ-de-Mars était
couvert de peuple qui battait des mains, qui chantait : ça ira! ça ira!
le quai de Chaillot et les hauteurs de Passy présentaient un long
amphithéâtre, où l'élégance de l'ajustement, les charmes, les grâces
des femmes, enchantaient l'oeil, et ne lui laissaient pas même la
faculté d'asseoir une préférence. La pluie continuait de tomber;
personne ne paraissait s'en apercevoir; la gaieté française triomphait
et du mauvais temps, et des mauvais chemins, et de la longueur de la
marche.
"M. de Lafayette, montant un superbe cheval et
entouré de ses aides de camp, donnait des ordres et recevait les
hommages du peuple et des fédérés. La sueur lui coulait sur le visage.
Un homme, que personne ne connaît, perce la foule, s'avance tenant une
bouteille d'une main, un vers de l'autre : Mon général, vous avez chaud, buvez un coup.
Cet homme lève sa bouteille, emplit un grang verre, le présente à M. de
Lafayette. M. de Lafayette reçoit le verre, regarde un moment
l'inconnu, avale le vin d'un seul trait. Le peuple applaudit. Lafayette
promène un sourire de complaisance et un regard bénévole et confiant
sur la multitude; et ce regard semble dire : "Je ne concevrai jamais
aucun soupçon, je n'aurai jamais aucune inquiétude, tant que je serai
au milieu de vous."
"Cependant plus de trois cent mille hommes et femmes
de Paris et des environs, rassemblés dès les six heures du matin au
Cham-de-Mars, assis sur des gradins de gazon qui formaient un cirque
immense, mouillés, crottés, s'armant de parasols contre les torrents
d'eau qui les inondaient, s'essuyant le visage, au moindre rayon de
soleil, rajustant leurs coiffures, attendaient en riant et en causant
avec les fédérés de l'Assaemblée nationale. On avait élevé un vaste
amphithéâtre pour le roi, la famille royale, les anbassadeurs et les
députés. Les fédérés les premiers arrivés commencent à danser des
farandoles; ceux qui suivent se joignent à eux, et forment une ronde
qui embrasse bientôt une partie du Champ-de-Mars. C'était un spectacle
digne de l'observateur philosophe, que cette foules d'hommes, venus des
parties les plus opposés de la France, entraînés par l'impulsion du
caractère national, bannissant tout souvenir du passé, toute idée du
présent, toute crainte de l'avenir, se livrant à une délicieuse
insouciance, et trois mille spectateurs de tout âge, de tout sexe,
suivant leurs mouvements, battant la mesure avec les mains, oubliant la
pluie, la faim, et l'ennui d'une longue attente. Enfin tout le cortège
étant entré au Champ-de-Mars, la danse cesse; chaque fédéré va
rejoindre sa bannière. L'évêque d'Autun se prépare à célébrer la messe
à un autel à l'antique dressé au milieu du Champ-de-Mars. Trois cent
prêtres cêtus d'aubes blanches, coupées de larges ceintures tricolores,
se rangent au quatre coins de l'autel. L'évêque d'Autun bénit
l'oroflamme et les quatre-vingt-trois bannières : il entonne le Te Deum.
Douze cents musiciens exécutent ce cantique, Lafayette, à la tête de
l'état-major de la milice parisienne et des députés des armées de terre
et de mer, monte à l'autel, et jure, au nom des troupes et des fédérés,
d'être fidèle à la nation, à la loi, au roi. Une décharge de quatre
pièces de canon annonce à la France ce serment solennel. Les douze
cents musiciens font retenir l'air de chants militaires, les drapeaux,
les bannières s'agitent, les sabres tirés étincellent. Le président de
l'Assemblée nationale répète le même serment. Le peuple et les députés
y répondent par des cris de Je le
jure. Alors le roi se lève, et prononce d'une voix forte : Moi,
roi des Français, je jure d'employer le pouvoir que m'a délégué l'acte
constitutionnel de l'Etat, à maintenir la Constitution décrétée par
l'Assemblée nationnale, et acceptée par moi. La reine prend le
Dauphin dans ses bras, le présente au peuple et dit : Voilà mon fils : il se réunit, ainsi que
moi, dans ces mêmes sentiments. Ce mouvement inattendu fut payé
par mille cris de Vive le roi ! Vive
la reine ! Vive M. le Dauphin !
Les canons continuaient de mêler leurs sons majestueux aux sons
guerriers des instruments militaires et aux acclamations du peuple, le
temps s'était éclairci, le soleil se montrait dans tout son éclat; il
semblait que l'Eternel lui-même voulût être témoin de ce mutuel
engagement, et le ratifier par sa présence... Oui, il le vit, il
l'entendit; et les maux affreux qui, depuis ce jour, n'ont cessé de
désoler la France, ô Providence toujours active et toujours fidèle!
sont le juste châtiment d'un parjure. Tu as frappé et le monarque et
les sujets; parce que le monarque et les sujets ont violé leur serment !
"L'enthousiasme et les fêtes ne se bornèrent pas au
jour de la fédération. Ce fut pendant le séjour des fédérés à Paris,
suite continuelle de repas, de danses et de joie. On alla encore au
Champ-de-Mars, on y but, on y chanta, on y dansa. M. de Lafayette passa
en revue une partie de la garde nationale des départements et de
l'armée de ligne. Le roi, la reine et M. le Dauphin se trouvèrent à
cette revue. Ils y furent accueillis avec acclamation. La reine donna,
d'un air gracieux, sa main à baiser aux fédérés, leur montra M. le
Dauphin. Les fédérés, avant de quitter la capitale, allèrent rendre
leurs hommages au roi; tous lui témoignent le plus profond respect, le
plus entier dévouement. Le chef des Bretons mit un genou en terre, et
présentant son épée à Louis XVI : "Sire,
je vous remets, pure et sacrée, l'épée des fidèles Bretons : elle ne se
teindra que du sang de vos ennemis." - "Cette épée ne peut-être en de meilleurs
mains que dans les mains de mes chers Bretons, répondit Louis XVI en
relevant le chef des Bretons et lui rendant son épée; je n'ai jamais
douté de leur tendresse et de leur fidélité : assurez-les que je suis
le père, le frère, l'ami de tous les Français." Le roi, vivement
ému, serre la main du chef des Bretons et l'embrasse.
"Un attendrissement mutuel prolonge quelques
instants cette scène touchante. Le chef des Bretons reprend le premier
la parole : "Sire, tous les Français,
si j'en juge par nos coeurs, vous chérissent et vous chériront, parce
que vous êtes un roi citoyen."
"La Municipalité de Paris voulut aussi donner une
fête aux fédérés. Il y eut joute sur la rivière, feu d'artifice,
illumination, bal et rafraîchissement à la Halle au blé, bal sur
l'emplacement de la Bastille. On lisait à l'entrée de l'enceinte ces
mots en gros caractères : Ici l'on
danse : rapprochement heureux, qui contrastait d'une manière
frappante avec l'antique image d'horreur et de désespoir que retraçait
le souvenir de cette odieuse prison. Le peuple allait et venait de l'un
à l'autre endroit, sans trouble, sans embarras. La police, en défendant
la circulation des voitures, avait prévu les accidents si communs dans
les fêtes, et anéanti le bruit tumultueux des chevaux, des roues, des
cris de gare ! bruit qui fatigue, étourdit les citoyens, leur laisse à
chaque instant la crainte d'être écrasés, et donne à la fête la plus
brillante et la mieux ordonnée l'apparence d'une fuite. Les fêtes
publiques sont essentiellement pour le peuple. C'est lui seul qu'on
doit envisager. Si les riches veulent en partager les plaisirs, qu'ils
se fassent peuple ce jour-là : ils y gagneront des sensations
inconnues, et ne troubleront pas la joie de leurs concitoyens.
"Ce fut aux Champs-Elysées que les hommes sensibles
jouirent avec plus de satisfaction de cette charmante fête populaire.
Des cordons de lumières pendaient à tous les arbres, des guirlandes de
lampions les enlaçaient les uns aux autres; des pyramides de feu,
placées de distance à distance, répandaient un jour pur que l'énorme
masse des ténèbres environnantes rendait encore plus éclatant par son
contraste. Le peuple remplissait les allées et les gazons. Le
bourgeois, assis avec sa femme au milieu de ses enfants, mangeait,
causait, se promenait et sentait doucement son existence. Ici, de
jeunes filles et de jeunes garçons dansaient au son de plusieurs
orchestres disposés dans les clairières qu'on avait aménagées. Plus
loin, quelques mariniers en gilet et en caleçon, entourés de groupes
nombreux qui les regardaient avec intérêt, et s'efforçaient de grimper
le long de grand mâts frottés de savon, et de gagner un prix réservé à
celui qui parviendrait en enlever un drapeau tricolore attaché à leur
sommet. Il fallait voir les ris prodigués à ceux qui se voyaient
contraints d'abandonner l'entreprise, les encouragements donnés à ceux
qui, plus heureux ou plus adroits, paraissaient devoir atteindre le but
... Une joie douce, sentimentale, répandue sur tous les visages,
brillant dans tous les yeux, retraçait les paisibles jouissances des
ombres heureuses dans les Champs-Elysées des anciens. Les robes
blanches d'une multitude de femmes errant sous les arbres de ces belles
allées augmentaient encore l'illusion."
A suivre ...
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